Quels sont les apports du jeu pour la créativité et
l’innovation ? Les pratiques ludiques peuvent-elles jeter un éclairage nouveau
sur les problématiques de l’entreprise ?
Après la structuration de conversations stratégiques par
le Gamestorming, j’ai voulu explorer comment un jeu
stratégique par essence et ne laissant aucune place au hasard pouvait être
riche d’enseignements. J’ai interrogé à ce sujet Dany Weil,
professeur d’échecs qui se définit comme un « autodidacte qui a beaucoup
appris à l’école ».
Quel lien vois-tu entre le jeu et la créativité ?
C’est la règle qui est déterminante pour la créativité. Qui
dit jeu dit règle, il y a toujours des règles dans un jeu et ce sont justement
ces règles-là qui vont permettre de créer.
On ne peut pas non plus parler de créativité sans parler de
la nature humaine qui est de toujours vouloir enfreindre les règles. L’homme un
jour découvre la gravité : il jette un caillou dans l’eau et celui-ci coule. Et
pourtant il parvient à faire naviguer des bateaux qui pèsent plusieurs millions
de tonnes : ça n’aurait pas été possible sans contourner des règles
préétablies.
La créativité, c’est quand tout le monde a un consensus pour
dire « c’est blanc », et qu’arrive quelqu’un qui dit « c’est
noir »; on le prend pour un fou, mais quand on voit que ça marche, c’est
lui qui fonde la nouvelle règle. Et le jeu évolue, le jeu change. Tout ce qui
était admis avant s’en trouve révolutionné. C’est ça la créativité, tenter de
s’affranchir des règles et d’en créer de nouvelles.
Aux échecs par exemple il y a des principes établis assez
dogmatiques qui régissent le début de partie : contrôler le centre, développer
ses pièces et mettre son roi à l’abri. On a appliqué ces principes pendant des
siècles, jusqu’à ce qu’arrivent les hypermodernes dans
les années 1920-1930, qui ont commencé à mettre en cause les dogmes de leurs
prédécesseurs et à inventer une nouvelle façon de jouer, qui consistait à
contrôler le centre à distance au lieu de l’occuper. Ou pire, pour narguer les
anciens, ils laissaient leurs adversaires classiques construire leur centre
fort, et toute leur stratégie reposait sur le minage de ce centre fort : le
centre fort était la cause de la défaite de l’adversaire.
Est-ce un hasard si ces hypermodernes sont apparus à un
moment de redéfinition des règles dans la création artistique ?
Les échecs suivent complètement l’histoire des idées, de l’art
et de la littérature. A l’ère romantique, on a les échecs romantiques qui
suivent exactement le même chemin. A l’ère romantique la seule préoccupation
était de tuer le roi adverse, quitte à sacrifier toutes ses pièces. A l’époque,
si l’autre faisait un sacrifice, l’honneur interdisait de le refuser. Et ce
jusqu’à ce que Steinitz ouvre l’ère classique, en disant que pour
pouvoir attaquer, il fallait qu’il y ait une justification à l’attaque, qui
serait la création d’un déséquilibre. Ce faisant il a inventé la notion
d’équilibre : les échecs sont un éternel déséquilibre qui arrive à un
équilibre.
Et aujourd’hui ? L’ère numérique voit elle l’avènement d’un
nouveau style de jeu ?
L’ordinateur arrive avec sa puissance de calcul phénoménale
et fait des coups qui nous paraissent mauvais en tant qu’humains, parce qu’ils
nous paraissent anti-positionnels, mais qui s’avèrent pertinents 7 coups plus
tard. L’ordinateur révolutionne le jeu parce que contrairement à l’homme il a
des coups d’avance. L’homme n’est pas capable de calculer 20 coups à l’avance,
c’est pour cela qu’il a inventé la stratégie et les principes. L’ordinateur dit
à l’homme : tu as inventé la stratégie pour éviter de calculer, et moi je me
moque de ta stratégie.
Sans compter qu’aux échecs, il y a un facteur psychologique : tu peux être plus fort à tous
points de vue et perdre quand même. La machine n’a pas cette faiblesse-là, elle
n’est jamais fatiguée.
Le champion du monde actuel est en train d’inventer
une nouvelle façon de jouer, qui est de se concentrer sur les finales. Il
maîtrise l’énergie du vide, qui est la place laissée par les pièces manquantes.
Dans des parties dans lesquelles on ne voit rien de spécial, il voit quelque
chose que les autres ne voient pas. Les commentateurs disent de lui :
« une fois encore il a réussi à presser la pierre dans sa main et à en
tirer de l’eau ». L’ordinateur n’y est pas pour rien, parce qu’il a 23 ans
et qu’il a appris à jouer sur ordinateur. Du coup, il n’a pas peur d’avoir des
positions passives. Voilà quelqu’un qui est en train de s’affranchir de
certaines règles et d’en créer de nouvelles.
Y a-t-il des passerelles entre le monde des échecs et celui
de la création artistique ?
Beaucoup de pianistes sont aussi des joueurs d’échecs.
L’harmonie est une dimension très importante aux échecs, tous les coups vont
dans la même direction, on ne peut pas jouer un coup qui va vers le centre et
un coup qui va vers le bord, ça n’a pas de sens. De plus, les joueurs d’échecs
essaient toujours de retomber sur quelque chose qu’ils connaissent, comme
souvent les improvisateurs musicaux.
Les échecs sont peut-être la seule discipline qui réunisse art,
science et sportivité, puisque pour valider tes acquis et tes idées tu es
obligé de faire de la compétition.
En quoi le jeu est-il propice à la créativité ?
Il n’y a pas mieux que le registre du jeu pour pouvoir être
créatif, parce que c’est pour de faux. C’est pour cela que le jeu a cette
fantastique vertu de permettre de tester sa créativité sans risque.
Spassky, qui fut champion du monde jusque dans les années
70, dit : « les échecs c’est comme la vie » ; Fischer,
son successeur, dit : « les échecs c’est la vie ». C’est vivant, il y a un
combat d’idées sur l’échiquier, il faut s’adapter en permanence au mouvement de
l’adversaire. Chaque partie d’échecs est une création.
Marcel Duchamp, qui était un grand joueur d’échecs, disait :
« tous les artistes ne sont pas des joueurs d’échecs mais tous les joueurs
d’échecs sont des artistes. » Tu ne peux pas être vraiment créatif si tu
n’as pas été capable d’intégrer les règles d’abord et de les dépasser ensuite.
Aux échecs, on peut très bien avoir une réponse intuitive, mais cette intuition
est le résultat de la culture échiquéenne ; dans un brainstorming, tu vas faire
appel à cette même capacité d’inspiration.